Procès Clearstream : et le droit dans tout ça ?
Si la foudre d'abord accablait les coupables ! », implore Jocaste, l'héroïne racinienne dans « La Thébaïde ou les Frères ennemis ». Alors le travail des juges serait sans doute plus simple dans le mauvais remake qui se joue depuis
le 21 septembre devant la 11 e chambre correctionnelle de Paris. Car à une semaine de la fin des audiences, le procès Clearstream s'enfonce méthodiquement dans le brouillard. Depuis le début, entre parties de ping-pong verbal, démentis véhéments, tirades ampoulées, le tribunal cherche vainement la vérité que les confrontations et témoignages de ces trois premières semaines n'ont pas permis de faire émerger. A l'extérieur du prétoire, Etéocle-Sarkozy et Polynice-Villepin lâchent sentences haineuses et déclarations vengeresses. Qu'on ne s'y trompe pas. Il y a eu dans la défense théâtrale de l'ex-Premier ministre et dans l'accusation obstinée du président de la République une vraie stratégie judiciaire. En prenant l'un et l'autre l'opinion publique à témoin, ils cherchent à détruire pour le premier, à nourrir pour le second, un dossier que chacun sait bien mince en droit mais qui peut faire des ravages sur leur destin.
La 11e chambre correctionnelle de Paris est donc devenue la scène d'un mauvais théâtre. Voire parfois la salle d'attente d'un hôpital psychiatrique. Mais les juges ne sont ni des critiques ni le public, pas plus que des analystes. Eux, vont devoir faire du droit pour motiver leur jugement de condamnation ou de relaxe. Impossible de s'en tenir, comme le droit pénal les y autorise, à un simple faisceau d'indices. En utilisant le terme de « coupable », Nicolas Sarkozy, garant de l'indépendance de la justice, a annihilé définitivement cet argument : à donner sans retenue sa conviction, le président de la République a contraint les magistrats à se recentrer sur les seuls éléments techniques du dossier, seul moyen, pour eux, d'éviter d'être taxés de soumission... ou de rébellion face à la sentence élyséenne.
Du droit donc et rien que du droit. Pour condamner un prévenu, les juges ont besoin de trois éléments : l'élément légal - les faits doivent être punis par la loi ; l'élément matériel - les faits doivent être constitués ; l'élément intentionnel - le prévenu avait l'intention de commettre un délit.
Reprenons dans l'ordre : Dominique de Villepin est poursuivi pour complicité de dénonciation calomnieuse, complicité d'usage de faux, recel d'abus de confiance et de vol. Dans l'ordonnance de renvoi, les juges d'instruction soutiennent que l'ancien Premier ministre a « donné instruction » à Jean-Louis Gergorin, dès avril 2004, de « saisir ou d'informer un juge[Renaud Van Ruymbeck, NDLR] sur les fichiers Clearstream » alors qu'il avait connaissance de leur « fausseté ».
Mais la complicité suppose un acte actif. Or, Dominique de Villepin n'a pas tenu la main de Jean-Louis Gergorin au moment de mettre les listings dans l'enveloppe. Conscient de cette difficulté juridique, pourtant au centre du dossier, le parquet, lui, s'est contenté d'une « complicité de dénonciation calomnieuse par abstention » : en ne disant rien, Dominique de Villepin a rendu possible la poursuite des envois de fichiers en août et en octobre 2004. Contrairement à ce qui a été dit, le procureur de la République, Jean-Claude Marin, n'a pas sorti cette notion juridique de son chapeau. La complicité par abstention existe bel et bien dans la jurisprudence, notamment en matière... d'abus de biens sociaux : tel associé, au courant de la manoeuvre, se serait tu alors que tel autre commettait le délit. Mais, ici, le parquet en fait une extension audacieuse vers la dénonciation calomnieuse de faux. Or un faux en droit pénal au sens de l'article 441-1 « doit valoir titre » et son utilisation doit porter préjudice. Les listings Clearstream vrais ou faux sont tout sauf des titres de propriété. Avant donc de prouver la dénonciation calomnieuse, les juges vont devoir démontrer juridiquement l'existence de faux. Voilà pour l'élément légal.
Quant à l'élément matériel, la preuve en droit pénal est libre. Elle peut donc résulter de simples déclarations. Mais, jusqu'à présent, aucun témoignage, aucune confrontation n'est venu donner la preuve d'une connaissance formelle par Dominique de Villepin de la falsification des listings. Certes les audiences et notamment les confrontations avec le général Rondot ont montré la volonté de dissimulation de Dominique de Villepin, mais cela n'en fait pas, pour autant, une preuve de sa culpabilité et de sa volonté de nuire (élément intentionnel).
Resterait un autre délit. Celui de non-utilisation de l'article 40 : tout fonctionnaire qui dans l'exercice de ses fonctions a connaissance d'un fait délictueux doit le révéler. Mais, à ce jeu-là, d'autres que Dominique de Villepin pourraient tomber. L'ancien Premier ministre, qui a lundi stigmatisé Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense à l'époque des faits, le sait.
La vérité aura beaucoup de mal à émerger de ce procès qui, après tout, quels que soient les faits, a aussi bien du mal à exister juridiquement. Jocaste concluait sa tirade : « Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables, afin d'en faire après d'illustres misérables ? ». Pauvre reine, triste justice.
Par, VALERIE DE SENNEVILLE EST JOURNALISTE AU SERVICE ENQUÊTE DES « ECHOS ».